Oui, Jef, et un jour, il fait beau ce jour-là, tu te réjouis, tu montes sur ta moto en te disant que la vie vaut la peine malgré tout. Tu mets le moteur en marche : il ronronne comme jamais tu ne l’avais entendu encore. Tu sors du garage lentement, pour savourer toutes les minutes de ce départ.
Soudain, tu es surpris. Les couleurs sont plus intenses qu’elles ne l’ont jamais été ; les odeurs se pressent dans tes narines avec une nouvelle présence. Jamais, tu n’avais ressenti les choses aussi intensément, jamais tu n’avais goûté de cette façon-là la splendeur du monde. Tout te paraît plus dense, plus épais, plus beau. Même cet oiseau qui chante sur la branche, jamais cet oiseau tu ne l’avais entendu aussi nettement. D’ordinaire, le casque plonge tous les bruits dans une gangue ouateuse, mais là c’est très distinctement que tu perçois les trilles de l’oiseau.
Que se passe-t-il aujourd’hui ? Pourquoi le monde s’enveloppe-t-il de cette intensité merveilleuse ? Qu’as-tu fait au ciel ?
Ta moto prend la route que tu connais, celle sur laquelle tu es passé mille fois. La route est moelleuse à présent. Une voiture arrive à belle vitesse. Elle ne te voit pas. Tu as juste le temps de freiner. Tu as eu chaud ! Et d’un coup, tu comprends… Tu viens de comprendre ce qui s’est passé. Tu n’aurais jamais imaginé cela ! Tu es mort, mort, et personne ne te voit sur ta moto. Plus personne ne te voit, mais le monde est plus intense autour de toi. C’est ça la mort, cette intensité salvatrice.
Alors, du fond de ta mémoire, remonte ce proverbe chinois qui t’avait troublé, adolescent. C’est maintenant seulement que le sens se dévoile à toi dans son évidence : « Lorsque la mort viendra, tu te sentiras sourire. N’aies pas peur, c’est toujours comme ça. »